D’où sortent les données sur l’apatridie qui sont brandies en Côte d’Ivoire et attribuées un peu légèrement au Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) ? Le Nouveau Courrier a passé au scanner les différentes statistiques disponibles. Où l’on se rend compte que, sous le couvert d’une organisation internationale, c’est le régime Ouattara qui diffuse des chiffres dont la provenance est inconnue.
C’est un phénomène de mode cyclique depuis le déclenchement de la crise armée en Côte d’Ivoire le 19 septembre 2002. Une campagne est ouverte par le Rassemblement des républicains (RDR) et ses relais habituels, sur une catégorie de la population qui aurait des problèmes de nationalité. Des chiffres péremptoires sont lancés, généralement sans la moindre base scientifique. Puis le ballon de baudruche se dégonfle, et d’autres chiffres sur d’autres types de situations identitaires fleurissent…
Après la signature des accords de Linas-Marcoussis et pendant de longues années, l’on a ainsi parlé de 3 millions de personnes (étrangers vivant en Côte d’Ivoire au moment de l’indépendance et descendants d’étrangers nés en Côte d’Ivoire avant 1972) devant être « régularisées » ou « naturalisées » au terme de l’application desdits accords. Le mois dernier, le gouvernement ivoirien, à l’occasion d’un Conseil des ministres, sortait à ce sujet un nouveau chiffre de son chapeau : 300 000 personnes seraient concernées par de telles dispositions. Où sont donc passés les 2,7 millions d’individus restants ? S’agit-il tout simplement d’une ruse pour faire avaler la pilule au corps social ? Mystère.
Les observateurs de l’actualité ivoirienne qui ont de la mémoire se souviennent aussi des spéculations chiffrées orchestrées par le clan ouattariste avant les « audiences foraines » lancées en 2006. 3,5 millions d’Ivoiriens sans-papiers existaient, nous disait-on, et il fallait leur confectionner des cartes nationales d’identité pour qu’ils ne soient pas « exclus » du vote. D’où provenaient ces chiffres ? Personne ne l’a jamais su. Au final, 302 000 jugements supplétifs avaient été confectionnés – parmi lesquels ceux de mineurs et d’étrangers nés en Côte d’Ivoire. Moins de 10% de ce qui avait été annoncé à grands renforts de publicité !
Le curieux rôle de la représentante-résidente du HCR
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, un nouveau concept a été monté en épingle. Celui des nombreux apatrides qui existeraient en Côte d’Ivoire, et dont il faudrait toutes affaires cessantes régler la situation en les naturalisant à travers la ratification de conventions onusiennes visant à rendre effectif les dispositions internationales selon lesquelles « tout individu a droit à la nationalité ». D’ores et déjà, une incroyable manipulation des chiffres a été orchestrée à ce sujet par le pouvoir actuel et un certain nombre de fonctionnaires du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Le Nouveau Courrier est remonté aux sources de cette manipulation.
« Dans notre pays, selon le Haut-Commissariat aux Réfugiés [HCR], on dénombre au moins 950.000 cas d’apatrides résultant de causes diverses ». Quand la députée Yasmina Ouégnin prononçait ces mots au nom du groupe parlementaire PDCI-RDA, elle était totalement de bonne foi. En effet, c’est Ann Encontre, représentante-résidente du HCR en Côte d’Ivoire qui a rendu ce chiffre public pour la première fois. «Aujourd’hui, on dénombre en Côte d’Ivoire 950.000 apatrides dont 600.000 cas réglés. Nous continuons le travail pour régulariser le tiers restan», disait-elle alors qu’elle remettait, le 4 mars dernier, « des documents officiels à des ressortissants du département de Bouaflé faisant d’eux des citoyens ivoiriens en présence du ministre de la Justice, des Droits de l’homme et des Libertés publiques», selon une dépêche de l’Agence ivoirienne de presse (AIP).
Le pays avec le plus grand nombre d’apatrides au monde ?
Une incursion dans les données du HCR permet de démontrer que ces chiffres ne sont absolument pas endossés de manière officielle par cette agence spécialisée des Nations unies. Les dernières données exhaustives produites sur les réfugiés et apatrides se gardent bien de donner le moindre chiffre sur l’apatridie en Côte d’Ivoire, comme on le voit sur notre tableau numéro 1.
Le HCR indique qu’il y a 1749 apatrides en Croatie, 70 000 en Arabie Saoudite, 1059 au Burundi… mais ne donne aucun chiffre sur la Côte d’Ivoire. Il s’en explique : « L’identification des personnes apatrides est une condition préalable pour gérer ce problème. (…) Dans ses rapports statistiques, le HCR inclut plusieurs pays pour lesquels il dispose d’informations sur les apatrides, toutefois sans aucune statistique comme c’est le cas pour le Cambodge, la Côte d’Ivoire, la République dominicaine, l’Inde et l’Indonésie. »
D’où sortent donc les chiffres sur les 950 000 apatrides ? Qui les a identifiés, quand et comment ? Pas de réponse. Tout juste peut-on lire dans les chiffres prévisionnels du HCR en Côte d’Ivoire pour l’année 2013 que « les autorités ivoiriennes estiment à 871 000 le nombre d’apatrides » (voir notre tableau numéro 2). Tout au plus le HCR affirme-t-il aider des personnes « menacées d’apatridie » notamment en raison de problèmes liés à un état-civil défaillant.
Et si le chiffre de 950 000 apatrides lâché par Ann Encontre, en dépit des publications du HCR, n’était qu’une extrapolation de ceux qui sont opportunément sortis du chapeau d’Hamed Bakayoko, le ministre de l’Intérieur d’Alassane Ouattara ? Il faut savoir que si le chiffre de 950 000 apatrides était retenu, la Côte d’Ivoire serait le pays au monde où il y aurait le plus d’apatrides, loin devant les pays de l’ex bloc soviétique ou de l’ex-Yougoslavie où l’éclatement des nations à la fin du XXè siècle, après la chute du mur de Berlin, ont créé des réalités identitaires complexes et inédites. Des chiffres assez surprenants pour que l’on y regarde à deux fois. D’autant plus que le recensement général de la population de 1998, le dernier en date, n’a pas mis en lumière un tel phénomène. L’identification électorale et les audiences foraines n’ont pas non plus déclenché la prise en conscience par l’administration d’une telle réalité… avant l’arrivée au pouvoir de Ouattara.
Il faut des missions parlementaires doivent dissiper le flou
A Bouaflé, la représentante-résidente du HCR avait affirmé que 600 000 cas d’apatridie avaient déjà été réglés. Où et quand ont-ils été réglés ? Assimilerait-elle par hasard les citoyens ne disposant pas de documents d’état-civil (et dont les situations ont été réglées au moins en partie par les audiences foraines) et les apatrides ? Dans ces cas, un grand nombre de pays d’Afrique subsaharienne à l’état-civil défaillant devaient être considérées comme abritant un nombre considérable d’apatrides – ce qui n’est pas le cas. Si ces 600 000 cas ont été réglés, pourquoi les autorités ivoiriennes continuent-elles de compter 871 000 apatrides, si l’on en croit le HCR ?
Tout ce flou artistique mérite des compléments d’information. Les députés ivoiriens peuvent-ils raisonnablement légiférer en se fondant sur des données aussi lacunaires ? Ne serait-il pas indiqué que des missions parlementaires se déploient dans le pays pour se faire une idée claire sur l’ampleur de l’apatridie en Côte d’Ivoire et sur les solutions les mieux adaptées ? Le débat doit se tenir.
Théophile Kouamouo [LNC du 24 juillet 2013]
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